Les métamorphoses de la parole pamphlétaire en 1789
Avant d’entamer l’année prochaine la deuxième partie de la parole pamphlétaire en France au XVIIIe siècle, terminons par 1789 et les modalités des mutations structurelles du Verbe en politique.
Comment le pamphlet est-il passé de la clandestinité scandaleuse et polymorphe d’une société dans laquelle le secret était roi, à l’idéologie propagandiste des partis en gestation de 1789 à 1794 ?
Comment l’espace public d’une société à bout de souffle, de plus en plus contestataire mais enchâssée dans des structures millénaires, s’est retrouvé brutalement libre, livré à lui-même, dans le chaos et l’anarchie ?
Enfin comment la liberté de la presse a-t-elle rencontré très vite un nouvel obstacle : la censure politique régénérée par une nouvelle raison, celle de l’Etat, certes, mais surtout celle de la Révolution elle-même et des Lumières. Comme toute révolution qui se produit dans un pays où les changements étaient probants, lents, mais réels, les risques étaient grands de les voir dégénérer sur l’autel des factions et des partis.
Le Déficit de la monarchie et les Etats généraux : la boîte de Pandore du Verbe révolutionnaire
La mythologie grecque vient opportunément au secours de la compréhension d’un phénomène complexes qui interroge encore : comment les Français ont-ils aussi soudainement renversé un ordre politique et social millénaire ? A ceci près que Pandore qui ouvrit la boîte, libérant du même coup les maux qui y étaient contenus, ne se retrouve pas complètement dans le roi Louis XVI. En convoquant les Etats généraux en juillet 1788, il ne céda pas à la curiosité, ni même à la faiblesse, mais à une nécessité impérieuse de sortir d’une impasse financière. S’il ouvrit la « boîte de Pandore » en appelant de ses vœux la participation de ses sujets au grand débat qui allait s’ensuivre, il ne se doutait pas que les « maux » s’incarneraient d’abord dans des mots libérateurs d’un siècle de pratiques politiques. Tout le monde connaît l’abbé Sieyès et son grand succès Qu’est-ce que le Tiers-état ? de janvier 1789, sans savoir qu’une pluie de pamphlets s’abattit sur le royaume, moins guerriers, moins efficaces sans doute, mais tout aussi destructeurs d’un mode de pensée et d’autorité.
La clé de la Révolution : l’histoire des Français n’est pas leur « code »
Nombre de ces pamphlets et quelques-uns plus brillants que d’autres, propagèrent sans complexe l’idée que l’occasion des Etats généraux était aussi celle de modifier la « constitution » qu’on appelait à l’époque les lois fondamentales. Et voici comment Jean-Paul Rabaut-Saint-Etienne (1743-1793) en rendait compte dans ses Considérations sur les intérêts du Tiers-état (Octobre 1788) :
« Aussitôt qu’il est question d’une réforme, ceux que cette réforme touche, crient, à la loi, à la constitution ! mais entendent-ils la constitution de la monarchie sous Pharamond et Clovis ? […] Cela est évident : ils entendent la constitution qui les constitue, et la loi qui leur donne du pouvoir »
Au pouvoir dit « despotique » dénoncé par les pamphlets antérieurs et qui s’adressaient autant aux ministres, qu’à la Cour ou même au roi, on en appelait à un véritable renversement historique qui consistait à (re) trouver « la nation assemblée et consultée par son roi », et à ceux qui rappelaient la très longue histoire des sujets du roi de France, Rabaut Saint-Etienne prétendait la régénérer grâce à la raison et à des principes actifs:
« On s’appuie sur la possession ; mais la possession passée n’est pas un droit à une possession éternelle ; autrement il ne faudrait jamais rien changer, même aux abus ; car les abus sont une possession aussi. On s’appuie de l’histoire ; mais notre histoire n’est pas notre code. Nous devons nous défier de la manie de prouver ce qui doit se faire, par ce qui s’est fait ; car c’est précisément de ce qui s’est fait que nous nous plaignons ».
Le sort de la Révolution : Louis XVI reste à quai face aux plaintes de ses sujets
L’histoire de la Révolution française démarre bel et bien lorsque Louis XVI déçoit les députés du Tiers et une partie du clergé lors de son discours d’ouverture du 5 mai ; jamais il ne laissera la main à une Assemblée nationale. Ce sera en dépit de lui qu’elle se fera et transformera le destin du Royaume. A partir de cette actualité brûlante et conflictuelle, la presse libérée de toutes les entraves s’attaque en profondeur à tous les obstacles autant qu’elle se défend : pamphlets révolutionnaires plus nombreux répondent à des pamphlets qui constatent avec amertume non seulement l’effondrement d’un monde, mais la perte de la monarchie. Le verbe se libère entièrement et prend des intonations violentes, vulgaires et radicales. Au divertissement et au dévoilement qui déclinaient le ridicule et les scandales des Grands, succède un ton moralisateur et idéologique, à visées précises contre des adversaires à abattre : les nobles, le clergé puis toujours et encore la reine comme fourrier de la Contre-révolution, le roi et enfin tous ceux qui jusqu’en 1794 se mettront en travers de la route d’une révolution toujours aussi vorace : les cibles devinrent les aristocrates sous toutes leurs formes, des nobles aux prêtres en passant par les partis défaits (Feuillants, Girondins, etc). Contre cette avalanche qui a fait la Révolution, la presse s’épanouit aussi dans l’autre camp, offrant la réplique piquante, ironique mais toute aussi violente aux dénonciations révolutionnaires. Quand Rabaut-Saint-Etienne ou l’abbé Sieyès prônent l’émancipation du Tiers ou que Jean-Paul Marat ou Camille Desmoulins dénoncent à tour de bras tous les aristocrates « A la lanterne ! », c'est le verbe vengeur qui avance crescendo. Dans La France libre (septembre 1789), Camille Desmoulins est pris d’une transe scripturaire:
« Je sens que je mourrais avec joie pour une si belle cause, et percé de coups, j’écrirais aussi de mon sang : La France est libre ».
Au terme de cette longue radioscopie du pamphlet à l’époque moderne jusqu’à la Révolution française « structures », il nous reste à raconter comment le verbe a pu tisser l’histoire, orienter ou précipiter les événements jusqu’à prendre les commandes de l'actualité au creux d’une opinion publique triomphante.
Le programme de l'année 2013-2014
« Conjonctures » : une histoire de France du dernier siècle de l’Ancien Régime à la Terreur révolutionnaire (1715-1794). Un siècle de plume au cours duquel le verbe devient libre et mortel, du bon mot à l'idéologie, du défi contre l'autorité à la quête de l'opinion.
Séance n°1 Louis XIV, victime de la presse
Séance n°2 Philippe d’Orléans : la calomnie à l’ordre du jour
Séance n°3 La querelle de la Bulle Unigenitus : une guerre pamphlétaire de la cause de Dieu à la cause de la nation
Séance n°4 La calomnie à la Cour : le pamphlet diffamatoire, la fabrique des Grands
Séance n°5 Le roi de France dans les pamphlets (n°1)
Séance n°6 Le roi de France dans les pamphlets (n°2)
Séance n°7 Le roi de France dans les pamphlets (n°3)
Séance n°8 Les maîtresses du roi (n°1)
Séance n°9 Les maîtresses du roi (n°2)
Séance n°10 la reine (Marie-Antoinette avant 1789)
Séance n°11 Les ministres, les arroseurs arrosés (n°1)
Séance n°12 Les ministres, les arroseurs arrosés (n°2)
Séance n°13 Les ministres, les arroseurs arrosés (n°3)
Séance n°14 1788-1789 : le grand tournant de l’activité pamphlétaire
Séance n°15 Le pamphlet, arme de destruction massive de l’Ancien Régime : la noblesse (n°1)
Séance n°16 Le pamphlet, arme de destruction massive de l’Ancien Régime : la noblesse (n°2)
Séance n°17 Le pamphlet, arme de destruction massive de l’Ancien Régime : le clergé (n°1)
Séance n°18 Le pamphlet, arme de destruction massive de l’Ancien Régime : le clergé (n°2)
Séance n°19 Le pamphlet, arme de destruction massive de l’Ancien Régime : les parlements (n°1)
Séance n°20 Le pamphlet, arme de destruction massive de l’Ancien Régime : les parlements (n°2)
Séance n°21 Le pamphlet contre-révolutionnaire (n°1)
Séance n°22 Le pamphlet contre-révolutionnaire (n°2)
Séance n°23 La parole pamphlétaire terroriste et la fin de la liberté de la presse
Séance n°24 Conclusion générale : le pamphlet, la liberté et l’opinion