Vous écoutez l'air du Ah, ça ira, ça ira, ça ira, entendu pour la première fois en mai 1790 avec des paroles révolutionnaires, sur un air de contredanse très populaire sous l'Ancien régime que Marie-Antoinette aimait jouer sur son clavecin.
La lecture, vertu éducatrice porteuse de Révolution ?
La lecture et ses progrès au siècle des Lumières se conjuguent souvent avec la seule émancipation de l’individu éveillé à la critique ; l'épanouissement extraordinaire de la presse durant la Révolution française, même si elle connaît une glaciation sous Napoléon Bonaparte, a formé le citoyen et l’historien Albert Soboul rapportait cette anecdote significative dans son Histoire littéraire de la France en 1976 :
En l’an III, le tailleur de pierres, Closmesnil, est arrêté. Ses compagnons demandent qu’ils soit relâché. Il leur est indispensable. C’est lui qui, tous les jours, leur lit L’Auditeur national. Ces ouvriers l’achètent, disent-ils « en communauté, pour s’éclairer avec fraternité les uns et les autres ».
La Révolution française nous fait souvent oublier que la lecture n’était pas un invariant idéologique, qu’elle inspirait la spiritualité comme le loyalisme monarchique, autant qu’elle contribua à s’en affranchir ; c’est oublier également que la lecture n’est pas un invariant historique, qu’une fois écrit et sorti des presses, le livre quel qu’il soit, est susceptible de multiples usages ; c’est enfin ignorer que les élites de l’Ancien Régime, Roi, Eglise, Noblesse mais aussi philosophes, craignaient les mauvais usages de la lecture qu’ils désignaient tels. Les hommes des Lumières s’effrayaient souvent des usages que l’on faisait de la lecture ; une fureur de lire du divertissement qui était jugée comme socialement inutile, le contraire de ce que conseillait Emmanuel Kant « un moyen d’apprentissage de l’autonomie » ; un livre uniquement pour tuer le temps, amuser, était un acte de haute trahison envers l’humanité, loin de permettre d’atteindre des buts supérieurs.
Qui sait ce que produisent et ce que produiront les modifications très récentes de notre communication contemporaine ? La lecture dans un monde numérique est devenue un zapping, un émiettement, un papillonnage où l’interaction pour ne pas dire l’interactivité est constante, offrant des usages multiples très éloignés de l’esprit critique humaniste des Lumières.
Condorcet (1743-1794), dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1793) avait par exemple accordé à l’imprimerie l’origine de la constitution d’une opinion publique :
« Il s’est formé une opinion publique, puissante par le nombre de ceux qui la partagent, énergique, parce que les motifs qui la déterminent agissent à la fois sur tous les esprits, même à des distances très éloignées. Ainsi, l’on a vu s’élever, en faveur de la raison et de la justice, un tribunal indépendant de toute puissance humaine, auquel il est difficile de rien cacher et impossible de se soustraire […] Quoiqu’il restât toujours un très grand nombre d’hommes condamnés à une ignorance volontaire ou forcée, la limite tracée entre la portion grossière et la portion éclairée du genre humain s’était presque entièrement effacée, et une dégradation insensible remplissait l’espace qui en sépare les deux extrêmes, le génie, et la stupidité ».
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L’imprimé et la lecture ont constitué un espace public et ce dernier venu s’intercaler entre toutes les institutions, anciennes comme nouvelles, tel un tribunal.
Prométhéenne pour les uns, sacrilège pour les autres, la progression de la lecture auprès d’un public de plus en plus nombreux achève sa mue lorsque la Révolution française crève l’abcès de la censure très poreuse de l'Ancien Régime pour créer un nouvel espace réceptif à la littérature. Alexis de Tocqueville (1805-1859) le pensait de cette manière quand il écrivait dans L’Ancien Régime et la Révolution (1856) :
« Cette circonstance, si nouvelle dans l’histoire, de toute l’éducation politique d’un grand peuple entièrement faite par les gens de lettres, fut ce qui contribua le plus peut être à donner à la Révolution française son génie propre et à faire sortir d’elle ce que nous voyons. Les écrivains ne fournirent pas seulement leurs idées au peuple qui la fit : ils lui donnèrent leur tempérament et leur humeur. Sous leur longue discipline, en absence de tout autre conducteurs, au milieu de l’ignorance profonde où l’on vivait de la pratique, toute la nation, en les lisant, finit par contracter des instincts, le tour d’esprit, les goûts et jusqu’aux travers naturels à ceux qui écrivent ; de telle sorte que, quand elle eut enfin à agir, elle transporta dans la politique toutes les habitudes de la littérature ».
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Et sans doute, rajouterons-nous, les habitudes de la littérature donnèrent à la Révolution française cette capacité d’abstraction si spécifique et si hasardeuse aussi ; une abstraction qui accéléra un processus révolutionnaire incapable de sauvegarder la liberté et trop pressé d’imposer l’égalité. Les lecteurs et les lectures, en route vers l'émancipation totale allaient fonder le monde de demain dans lequel les enjeux seront beaucoup plus complexes.